Il fait déjà noir à Kissimmee, près d’Orlando, où je vais prendre l’avion demain à l’aube. Je marche pour trouver un motel. Deux gros types assis à une terrasse m’interpellent et m’invitent à boire un verre. J’accepte. Ils sont sympathiques et joyeux, ils vont aller voir un match de boxe. Ils sont des sujets de films à eux tout seul, et c’est eux qui sont venus à moi… C’est la première fois que ça m’arrive en plus de trois mois. C’est comme un pied de nez à toutes ces dernières semaines, pendant lesquelles j’ai dû me démener pour trouver quelque chose. Et là, voici un sujet sur un plateau d’argent. Mais c’est fini. Je les quitte sans ressentir la culpabilité de passer à côté d’un beau film. Je me sens très léger. Je marche dans la nuit. Je trouve un motel à trente dollars. J’entre à la réception. Je trouve que je me débrouille bien en anglais. C’est un peu irréel. J’accomplis plein d’automatismes en me rendant compte que je les fais pour la dernière fois. Chaque détail est un peu solennel: je regarde un épisode de Desperate Housewives, je vais à une pompe à essence pour acheter un hamburger et un petit déj pour demain matin, je prends une douche, j’essaie de comprendre cet énième nouveau système pour régler la température de l’eau.
J’avance un peu dans mon blog. En même temps, histoire de faire l’atterrissage de fin de Müvmédia en douceur, j’écoute la Première sur internet (radio publique belge). Les premiers flocons de neige tombent sur la Belgique. Alors, interview des chauffeurs de camion d’épandage. Interview de Jane Birkin qui sort son nouvel album. Et le budget de la Communauté française. Et bonjour quand-même. Et Bénabar aux Francofolies de Spa. Et les multiples vertus du céleri branche. Et Dexia. Et Anne-Marie Lizin. Et blablabla.
J’ai une boule dans la gorge. Ce que j’entends me ferait pleurer. Tellement c’est tellement « la Première ». Tellement ça me parait tellement plat. Commun. Habituel. Convenu (pour paraphraser nos chers juges). C’est de là que je viens ? C’est là que je retourne ?
J’entends au loin le son si typique du klaxon d’un train de marchandises. Je n’en ai jamais parlé ici, mais ça aura vraiment constitué un leitmotiv sonore de mon voyage en Amérique. Un son terriblement dramatique que je ne connaissais qu’à travers des films. Ces derniers mois, je l’ai entendu à maintes reprises dans des endroits très divers. Un son faible mais très présent. Qui dure assez longtemps, les trains roulant particulièrement lentement comparé à l’Europe. Je ne sais pas pourquoi ils klaxonnent tout le temps, ici. Et là, je me sens irrésistiblement attiré par ce train. Je sors de la chambre et je rejoins le passage à niveau tout près du motel. Cette fois-ci, je veux voir le train de tout près. Le sentir, l’entendre. Je veux boucler la boucle. Je sors mon téléphone portable pour enregistrer ce son.
Ca a la qualité que ça a, mais je trouve ça beau. C’est le son de mes derniers moments de solitude !
Je rentre dans ma chambre. J’éteins l’ordinateur. Je choisis un des deux lits doubles. J’éteins la lampe. Demain, Montréal, je retrouve tout le monde.