Dernier grand trajet Greyhound

J’ai décidé de terminer mon périple par un petit tour dans le Sud-Est des Etats-Unis. Je fais ainsi mon dernier grand voyage en bus. Dix-neuf heures. Pour la dernière fois, une de ces nuits si étranges. Entouré d’une étrange population pure américaine, silencieuse. Je pense que je ne l’ai pas encore mentionné, mais les gens qui prennent le bus aux Etats-Unis, en règle générale, c’est parce qu’ils n’ont pas de voiture. Et pour que des Américains n’aient pas de voiture, il faut vraiment qu’ils aient de gros problèmes financiers ou sociaux, voire physiques ou mentaux !

C’est vraiment une expérience, un voyage en bus Greyhound. Cet air trop froid soufflé à la base des fenêtres, cet accoudoir que vous vous empressez de baisser quand vous pressentez que la dame obèse qui vient d’entrer dans le bus est pour votre pomme, ce tissus bleu au motif du chien emblématique sur les sièges, qui doit avoir déjà vu passer pas mal de gens propres et moins propres, le chauffeur qui bredouille dans son micro dans un anglais que je ne pouvais pas comprendre les premières fois, et qui n’a maintenant plus de secret pour moi (il faut dire que c’est chaque fois la même chose: interdiction de fumer, même dans les toilettes, merci de “voyager Greyhound”, ne pas oublier le reboarding pass avant le changement de chauffeur…). Et ces fameuses haltes pendant la nuit, lors desquelles tout le monde est obligé de descendre pendant une heure, dans une sinistre gare endormie, dans laquelle on erre hagards, en attendant de pouvoir réintégrer sa banquette pour essayer de retrouver le sommeil…

C’est le matin. En route vers la Géorgie, et c’est l’automne ! Les paysages sont magnifiques. Me reviennent à l’esprit des poèmes de l’école primaire sur la nature qui a revêtu son beau manteau d’automne, etc. Ca ne m’avait jamais touché. J’avais jamais trouvé que les arbres qui changeaient de couleur méritaient des poèmes. Là, aujourd’hui, je crois que c’est la première fois que je trouve ça vraiment, franchement beau. 

Ca me fait aussi réaliser que du temps est passé depuis que je suis parti. Je compte. Tout juste trois mois. 

Encore une heure de bus avant d’arriver à Macon. En arrivant, je téléphonerai à mon hôte couchsurfing. Il viendra me chercher à la gare. On ira chez lui. Je parlerai avec lui pour essayer de trouver un sujet pour mon film. Ca devient un peu répétitif. Mais c’est la dernière fois.


Macon

Pour mon dernier film, j’ai choisi un hôte couchsurfing qui me semblait habiter à la campagne, dans un petit village. C’est du moins l’impression que j’avais en consultant Google Maps. Malheureusement, il s’agit en fait de la grande banlieue de Macon. Le modèle typique américain: plus on s’écarte de la ville plus les maisons sont espacées, … mais c’est toujours la ville. Pas de petit village ou de hameau avec une église, une école et une mairie, juste un centre commercial qui fédère un peu le coin. C’est raté pour l’atmosphère rurale ! Même après trois mois, j’ai du mal à accepter l’idée qu’en général, l’organisation spatiale de la société étasunisienne est fort différente de la nôtre. 

Tout ça pour dire que (et c’est la dernière fois que j’emploie cette expression), je me retrouve dans une superbe maison dans un jardin immense, mais coupé de toute vie de voisinage, de “gens du coin”. Bien que l’on soit tout entouré de plein d’autres villas et jardins tout aussi classe. La ville est à près de quarante-cinq minutes en voiture, y a pas l’ombre d’un train ou d’un bus pour la rejoindre, et je n’ai donc que les déplacements professionnels de Jacob, mon hôte, pour bouger et trouver mon film. 

En fait, j’ai surtout beaucoup misé sur un super sujet (le thème est “samedi soir”): son oncle qui vient de sortir de prison. A quoi ressemble le samedi soir de quelqu’un qui doit reconstruire son réseau social à zéro ? Ca me semblait parfait. Pendant plusieurs jours, c’était à deux doigt de se faire, pour finalement avoir un non définitif. J’aurais dû prévoir un plan B, mais je ne l’ai pas fait. 

Samedi soir à Macon, Géorgie.

City trip à Atlanta

Je profite d’un déplacement de Jacob à Atlanta pour y faire un city trip de quelques heures.

Atlanta, c’est la ville du Coca Cola… Il y a un musée et un supermarché de produits dérivés. Tout objet imaginable existe avec le logo Coke, et c’est pas donné, en plus.  (j’ai juste pas trouvé de dé à coudre, désolé Laurence).

Venir ici dans la mère patrie du produit le plus et le mieux distribué au monde, c’est un peu comme un pélerinage à la Mecque du capitalisme… (c’est quoi encore la ridicule proportion des humains qui ont plus que 200 m à faire depuis leur domicile pour trouver un distributeur de coca ?). J’ai osé imaginer que, pour avoir traversé la planète pour venir ici, Coca Cola allait accueillir les touristes avec reconnaissance, en souhaitant bienvenue, en offrant un casier de coca, par exemple. Et en disant : “ça fait plaisir d’enfin vous voir, car on se connaît indirectement car vous êtes des clients. Vous savez, nous ne sommes pas si mauvais que ça, c’est le Système qui veut que nous associions notre produit  au sexe, au plaisir et et à la réussite, alors qu’au départ ce n’est qu’un médicament. Mais oublions ça. Aujourd’hui, nous sommes heureux de vous offrir ce cadeau et de vous inviter à visiter notre grand musée gratuit.” 

Tu parles. Musée hors de prix. Articles cadeaux hors de prix. Coca Cola et le capitalisme n’allaient pas laisser passer cette trop belle chance de nous sucer jusqu’à la moelle. 

John Styth Pemberton, l’homme qui, en 1886, inventa le produit qui allait repeindre la planète en rouge.

 Si Atlanta est donc un symbole emblématique du capitalisme et de la consommation, c’est aussi la capitale de l’hégémonie américaine de l’information, CNN, pour ne pas la nommer, y a ses quartiers généraux. Impressionnant.

Ce dimanche après-midi, il y a un grand match de baseball. Autour du stade, il y a des autoroutes urbaines sur des vidaducs qui enjambent des terrains vagues. Sur ces terrains, une marée de gens, voitures, et tentes. Un grouillement à perte de vue de supporters qui se sont rapprochés le plus possible du stade pour le match. Des milliers de personnes, des milliers de grosses voitures. Des télés, des barbecues, de la fumée, des groupes électrogènes, des enfants, et un grand soleil… Une fourmilière.  Depuis combien de temps sont-ils là ? Combien de temps restent-ils ? Qui veille à l’ordre ? Je me promène sur ces routes, en hauteur, et je regarde les Américains, en contre-bas, songeur. Une fête, ou l’enfer ? 

En retrouvant Jacob, on fait une pause pour aller manger. Y a un restaurant qui a un grand succès depuis des années, à Atlanta. C’est un parking à moitié couvert, on ne sort pas de sa voiture. Le serveur se faufile entre les véhicules et vient à la fenêtre pour prendre la commande. Il arrive un peu plus tard avec les frites et autres hamburgers qu’on lui a commandé. On mange dans la voiture. On peut même voir le vieux couple qui mange à côté, la famille garée en vis à vis, le jeune couple de l’autre côté. Après manger, on peut repartir. On a pu se détendre et manger à l’aise, tout ça sans quitter son siège. Comme c’est pratique. On a encore du chemin à faire, en Europe ! :-/

Quatre sujets en un jour

Veille de la dead line, le matin. Je prends congé de Jacob. J’ai toujours pas de sujet. Il me dépose à un café/sandwicherie que quelqu’un sur Couchsurfing m’a recommandé. Le gérant est aussi un prêtre apparemment assez conservateur. Faute de mieux, ça pourrait faire un sujet. J’observe l’homme en question en prenant un café. Je finis par l’interpeller et lui raconter. Il m’apprend qu’il n’est plus prêtre. Mais je le trouve quand même intéressant. On se donne rendez-vous dans l’après-midi.

Vu le temps qu’il me reste, il va falloir la jouer stratégique. Je m’installe dans l’hôtel le moins cher du centre, et je vais demander au centre de tourisme s’ils n’ont pas un sujet pour moi – pourquoi pas ?! 🙂 (Bon, c’est vrai, je suis tombé bien bas !)

La préposée n’est pas trop inspirée, mais me fait une projection privée du film de présentation de la ville dans l’impressionnante salle audio-visuelle du centre. C’est assez incroyable, de telles installations pour une si petite ville. Faut dire qu’il faut déployer les grands moyens si le but est vraiment d’attirer des touristes ici… Le film est tout aussi incroyable. Super bien léché, comprenant des plans avec des mouvements de grue, des travellings… Des interviews de commerçants, d’habitants. Macon comporte pas moins de trois night clubs, ce qui en fait… une capitale sensationnelle de la musique pour toute la région ! J’en passe des pires et des meilleures. Le slogan final, c’est le pompon : “On ne sait pas pourquoi, mais il y a quelque chose à Macon qui fait qu’on a toujours envie de revenir… c’est peut-être quelque chose dans l’eau.” Si il y a bien une chose dont je suis sûr, c’est que moi je ne suis pas prêt de revenir, eau magique ou pas. (Et j’espère ne jamais devoir faire de films touristiques pareils.  “C’est peut-être quelque chose dans l’eau”… C’est triste de tomber si bas). A un moment je pense même en faire mon film : une parodie de leur publicité touristique. Mais tous comptes faits, je ne pourrais pas faire plus parodique que ça.

Les jours précédents, j’avais vu un établissement de voyance extra-lucide. Je trouve ça plutôt original, et je me lance, je vais demander à Michelle, la voyante, si je ne pourrais pas faire son portrait. Très gentille, très accueillante, un peu mystérieuse, un peu timide, je la sens très bien ! Elle me dit de revenir un peu plus tard quand elle saura si elle doit garder ses enfants ou pas. Je suis emballé par ce sujet et je décide de laisser tomber Scott, de la sandwicherie. Je prépare des questions par écrit, ça va faire un film du tonnerre. Mais quand je reviens, la réponse est non. Bon, retour vers la sandwicherie. 

C’est à ce moment qu’un gros noir m’interpelle de sa voiture garée au bord de la route. Il a repéré mon matériel et est très curieux de savoir ce que je fais. Je lui explique, lui demande des pistes pour mon thème. Il me dit que c’est tout trouvé, qu’il est producteur, dans le domaine de la musique et de soirées. Il gagne beaucoup d’argent, mais il a fait des gosses à des tas de filles, et ça lui coûte une fortune. Là, il va en faire la tournée. C’est un super sujet, mais je ne le réalise pas tout de suite. Je lui dis non, peut-être parce que je n’ai pas envie d’avoir l’impression qu’il me force la main. Je prends son numéro de téléphone au cas où. 

En continuant à marcher vers la sandwicherie, je me dis que je viens de renoncer à un très bon sujet. Je fais demi-tour pour retrouver mon homme. Il n’est plus là. Heureusement, j’ai son téléphone. Je cherche un cabine, je ne trouve pas. Je fonce à l’hôtel. Je téléphone… mais je tombe sur quelqu’un d’autre, j’ai mal noté le numéro. 

Bon… Cette fois-ci ce sera vraiment la sandwicherie. Ca va dans tous les sens, aujourd’hui… Et dire que dans quelques heures, je dois déjà commencer le montage… Pas mal, pour la dernière étape !

Je filme Scott. C’est un chouette type. Joshua Cup est un endroit convivial par excellence. Ambiance chaleureuse, et calme, bonne nourriture équilibrée, connexion internet gratuite. Public principalement étudiant. Scott discute régulièrement avec les clients, pour beaucoup d’entre eux, il est aussi un guide spirituel. 

Mais je termine mon tournage avec autre chose dans la tête: en filmant, j’ai rencontré un autre personnage du café, qui m’interpelle encore plus. Colleen. 

Colleen a une histoire triste et incroyable. Alors qu’elle était en train de faire une belle carrière à la base aérienne locale en tant qu’infographiste, elle a tout perdu. Son boulot, son argent, sa maison. Elle défend sa cause seule contre les quatorze avocats de ses anciens employeurs. Elle apprend le droit sur internet. C’est une fille droite et sensible, d’un courage sans pareil. Je me sens directement à l’aise avec elle, et elle m’ouvre son coeur et son histoire.

C’est ainsi qu’en fin de journée, je commence à l’interviewer. 

Si vous voulez en savoir plus sur son parcours (tellement abracadabrant que je me sens incapable de le résumer ici), vous pouvez lire son blog. Elle y a même parlé de notre rencontre (ici).

Je ne me suis jamais senti aussi utile dans mon “métier de documentariste”. C’est une sensation agréable. Mais c’est triste de devoir se limiter à quatre minutes… Or, je repars déjà demain. Je pourrais revenir après…

“Il y a quelque chose qui fait qu’on revient toujours à Macon”

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Et me voici en montage, dans ma chambre d’hôtel… Ponctué de plusieurs allers-retours vers la pompe à essence pas loin,  où j’achète d’horribles hot dogs à un dollar, des M&Ms, des pâtisseries industrielles. Je suis complètement saturé de cette nourriture, mais je ne veux plus perdre une minute. 

Une heure avant la dead line, je me rends compte que je n’arriverai pas à faire ce que j’ai en tête. J’ai longtemps cru que j’y arriverais, mais là, je vais devoir prendre plus de temps et sacrifier des points. Mais d’abord, quelques heures de sommeil. Je fais quand même à toute vitesse une version simple que j’envoie dans les temps, histoire d’avoir quand-même envoyé quelque chose si je n’arrive pas à en terminer une autre dans les douze heures.  Après quoi, je vais m’acheter un vrai repas à emporter, que je mange en regardant un épisode de Desperate Housewives sur le site d’ABC. Sur Skype, Anne me dit que je dois laisser tomber et aller dormir. David aussi. J’hésite. Plus envie de travailler. Je sens que je sature. Ca devient éprouvant, cette situation chaque semaine, chaque fois en pire, en fait. Je décide de dormir quelques heures, je mets mon réveil à 4h du matin. 

Lorsqu’il sonne, il y a une pluie et un orage terribles. Des éclairs toutes les cinq secondes. Je reste un long moment à contempler le spectacle par la fenêtre. Je regarde mon ordinateur, éteint. J’hésite. Je suis crevé, mais c’est un dernier effort à fournir pour Müvmédia, ça se termine tout doucement. Je ne voudrais pas regretter cette paresse plus tard. C’est marrant, un tel dilemme amplifié par cet orage énorme…

Je retourne dormir.

Colleen | décembre 27, 2008 @ 21:52

Jean-Baptiste,  I found this post via my blog administration because it showed you linked to my blog.  I had to look.

I used the Google site translator because I don’t speak French.  I am thankful to have met you, and you showed up in Macon at a time I didn’t think anyone cared about my story.

I have done a lot of crying on this journey, and I long for the day when it’s over.  Running into someone like you brought me some joy.  You were a kind person to a stranger.

I left Macon.  The sadness there was too much, and the battle was too tough.  I had to leave to find a place to live and find work.  I’m still trying to fight the battle.  I live in Tennessee now.

Maybe some day I can open a shop here like Joshua Cup.  I miss that place the most.

Thank you for telling my story.  You said so much in just four minutes, and you touched my life.  Remember what I said when you were saying goodbye?  I said “Don’t forget me.”  I see that you haven’t.  I won’t forget you either.

I consider you a friend, and I hope you return to the United States some day.

Colleen

[FILM ETAPE 11] Colleen

Colleen se réveille chaque matin et recommence à se battre pour gagner sa cause dans laquelle elle a laissé sa carrière, sa maison, son compte en banque… La corruption aura-t-elle gain de cause?

Thème imposé : Samedi soir
Lieu : Georgie, Macon
Mon état moral : 6/10
Hébergement : Chez Jacob, un Couchsurfer.
Inspiration : Après une longue piste de sujet en cul de sac, le jour avant la dead line, j’ai changé quatre fois d’idée. En tombant sur Colleen, je savais que j’avais trouvé une histoire que je ne pouvais pas manquer.


RESULTATS DU JURY
Emmanuel Gras: 14/20
J’ai du mal à établir une véritable critique car on sent une urgence de filmage. Il y a quelque chose de brut et de direct. C’est fort et en même temps trop rapide.

Tatiana De Perlinghi: 18/20
Waow! C’est très émouvant, interpellant, révoltant… et passionnant. Quelle rencontre incroyable! On a envie d’en savoir plus sur cette femme et sa quête; c’est sobre et en même temps on reste au plus près d’elle, avec sa seule parole. Le montage et la musique sont très justes et, comme avec son film sur le prof indien, le sujet est parfaitement fermé par un très beau début et une très belle fin. Bravo pour ce dernier film!

Pascale Buissières: 13,5/20
Film touchant. Incroyable proximité avec cette femme errante. J’aime la musique qui fait contre-poids au drame que vit cette femme. Intime, juste. Bien monté.


Note finale: 48,5/60

Vince - 08 déc. 2008
Bravo pour ce sujet ; l'engagement et les propos de la protagoniste chassent l'urgence dans laquelle tu as sans doute travaillé ton montage. Très habile utilisation sonore qui fait référence à ces contes féériques et qui par la même occasion contraste avec la situation cauchemardesque de cette femme. J'aurais tant aimé que tu sois l'auteur de ce conte, elle, simple actrice et que tu nous annonces une "happy-end" ! Gageons que son courage soit un jour récompensé, raconté, porté à l'écran comme ça a déjà été le cas par le passé :Colleen, seule contre tous...
	
Brigitte Membrive - 08 déc. 2008
Doit-on absolument s'amuser le samedi soir? Cette femme est d'une dignité et d'un courage hors pair afin d'assumer sa droiture dont les images très justes reflètent bien son combat contre des moulins...

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